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On passe l'éponge ?

Journée contre le harcèlement, ou comment le prof finit rincé à force d'essuyer les larmes...

Jeudi 9 novembre. Journée de lutte contre le harcèlement. Depuis la veille des vacances de Toussaint, nos boîtes mails professionnelles ont vu fleurir des courriers du principal-adjoint nous demandant de lui communiquer les actions que nous comptions mettre en place pour ce jour, auquel on semble vouloir conférer un véritable statut événementiel.

Nous sommes peu à avoir répondu. Non que le thème nous semble négligeable, mais si la majorité des collègues agit comme moi, il y a fort à parier qu’ils se soient retrouvés à se gratter distraitement la joue devant ces lignes électroniques, en se demandant effectivement ce qu’ils allaient bien pouvoir faire sur cette heure de cours spéciale : doit-on la sacrifier pour la cause ?

Non que la cause en question me paraisse méprisable, loin de là ; mais justement, une petite heure paraît bien courte pour « mettre en place » quelque chose de sérieux. Ayant fini de gratter ma joue, je me ronge un ongle : il y aussi le code de la route, le théâtre interactif contre la violence, l’éducation à l’alimentation, l’éducation à la sexualité, la voiture-tonneau… A un moment, j’aimerais pouvoir me triturer les méninges pour ma matière, pas pour essayer de rattraper tout ce temps en sabrant mes séquences comme un pirate. Je passe au deuxième ongle. Bon, je ne veux pas sacrifier cette heure. Il faut donc que je la fasse coïncider avec mon programme, que je module pour que ça intègre ma séquence, un peu comme on se sert d’un chausse-pieds quand on a des escarpins trop petits : allez, encore un effort, ça finira bien par rentrer nom d’un chien !

Je me repasse ce que j’avais fait l’année dernière : analyse d’image avec les troisièmes ; on avait confronté différents spots de prévention sur le sujet, observé comment ils étaient construits, comment le message était transmis, et questionné l’efficacité des dits spots. Réflexion faite, la séance avait été plutôt réussie en termes d’exercice d’argumentation et de méthode d’analyse, mais sur le plan de la réflexion sur le sujet même, ce n’était pas tellement ça… Une autre fois, avec des plus jeunes, j’avais essayé de leur faire construire des scènes de théâtre semi-improvisées à partir du sujet. Une catastrophe. Ou l’ambiance était totalement plombée et j’avais l’impression de leur souffler mes idées jusqu’à en faire des perroquets, ou ils prenaient ça à la rigolade, et la gravité du sujet passait à la trappe. Me voilà à triturer avec agacement une mèche de cheveux devant ces quelques lignes « Vous voudrez bien me communiquer dans les meilleurs délais... » . Bon, je n’ai pas d’inspiration, et j’ai deux paquets de copies sur le feu, à finir pour avant-hier. J’y réfléchirai. Plus tard.

 

Et voilà comment le 7 novembre, à deux jours du sacro-saint événement, nous sommes encore nombreux à ne pas avoir la moindre idée sur « quoi mettre en place ». Finalement, c’est une collègue d’anglais qui s’y est collée pour les 3èmes, leur demandant de faire des recherches sur le cyber-harcèlement et d’en rendre compte dans la langue de Shakespeare (qui, si j’en crois l’un de mes élèves, est un acte de respiration. « Ben ouais m’dame, c’est c’que M. Jogging il dit tout le temps en sport : j’inspire… Chexpire… Ou un truc comme ça, là... » Rire ou ne pas rire, telle est la question). Elle vient, tout sourire, telle une sauveuse, me demander si « quelques élèves pourraient passer dans [mes] classes de 5ème pour lire ce qu’ils ont trouvé ». Dans ces cas-là, il n’y a pas une nanoseconde de réflexion à prendre : oui, la réponse est oui, toujours oui, quand il s’agit de soutenir l’initiative d’un collègue. Bon. Donc jeudi, j’ai 5 minutes à prévoir d’ânonnements approximatifs en anglais, 5 de plus pour la répétition du discours en français donc cette fois compris par mes élèves, 5 de plus pour un échange éventuel entre 3èmes et 5èmes. Un quart d’heure / Vingt minutes. Youplaboum. Il ne me restera qu’une grosse trentaine de minutes pour « mettre en place » quelque chose. La blague. Bon. Foutue pour foutue, je reviens sur ma décision initiale : cette heure de cours sera banalisée et sacrifiée à la cause. Je pars rejoindre mes classes en me bouffant de plus belle les ongles qui avaient commencé à repousser, téméraires opiniâtres qu’ils sont.

 

Le jour J, voilà donc « les grands » du collège face à mes loupiots de 12 ans, pour le coup très attentifs à ce que peuvent leur raconter ceux pour lesquels, quoi qu’ils en disent, ils ont une certaine admiration. Heureux temps où il suffit d’être plus âgé pour être considéré comme intéressant ! Car après vient le temps des profs, qui eux ne sont pas « plus âgés » mais antiques, là est toute la différence. Ainsi, l’un de mes élèves, apprenant qu’à son âge je n’avais pas encore regardé un match de foot en entier, me déclara tout à fait sincèrement : « Oh mais c’est normal Madame, vous, vous z’aviez pas la télé ! » ...Et on n’a pas encore abordé le sujet des mammouths que je devais aller chasser pour me nourrir. Ce qui était rudement compliqué en 1992.

 

Bref. Les 3èmes baragouinent laborieusement leur anglais dans un silence de cathédrale, qui ferait pâlir d’envie un journaliste TV pour prouver à quel point il est facile de tenir une classe, et voyez comme le transdisciplinaire c’est géniâââââl. Sauf qu’à la fin, comme je l’avais prévu, personne n’a rien compris. Mes intervenants en joggings longs reprennent bien gentiment en français, essayent de donner à tout ça une allure de leçon de morale mature. Je dois reconnaître qu’ils prennent leur rôle à cœur, c’est déjà ça. Lorsqu’ils sortent, je n’ai donc plus qu’une option : la discussion-débat. Ouvrez le ban.

D’abord, je demande à mes pitchounes s’ils sauraient me définir ce qu’est le harcèlement. Une forêt de bras se lève. Premier constat : ils savent tous parfaitement et très nettement définir ce terme. Bon. Je demande, en précisant bien sûr qu’on a le droit de ne pas répondre si on ne le souhaite pas, qui a déjà été victime de harcèlement. 10 mains se lèvent. Un tiers de la classe. J’enchaîne, laborieusement : « Qui a déjà été témoin de harcèlement ? ». On passe à la moitié de la classe. Outch. « Quelqu’un veut raconter son expérience ? » Et nous voilà partis.

 

Deux mots ont à peine été prononcés que la petite Sophie* pleure comme une madeleine sur sa chaise. Je cherche les mouchoirs, je console, je lui demande si elle veut parler : non.

Pendant ce temps, Anya* finit d’expliquer comment pendant 3 longues années elle s’est faite « traiter de grosse » tous les jours. Sa voix se brise, elle finit par pleurer à son tour. Je cherche d’autres mouchoirs pendant que sa meilleure copine me demande la permission de se lever pour lui faire un câlin.

C’est au tour de Farid* d’enchaîner et de se lancer dans un récit douloureux dans lequel il fait part du racisme qu’il a dû supporter dans son établissement précédent. Il conclut, les yeux fixés sur sa table, à mi-voix, en disant qu’à un moment « il en avait tellement marre qu’il avait pensé à se tuer ». Je commence à hyper-ventiler, et je n’ai plus qu'un mouchoir. Je le lui tends. Au moins, ça aura ramené un sourire sur son visage.

 

Des mains se lèvent de toutes parts, tous ont quelque chose à raconter. Je finis par tempérer, essayant d’amener quelque chose de neuf dans toute cette émotion à fleur de peau : « Bon, et qu’est-ce qu’on pourrait faire alors ? Quelles solutions on a quand ce genre de problème arrive ? » On échange, on revient sur l’éternel problème de la « balance » qu’il ne faut pas être, et qui justifie toujours la loi de l’omerta devant l’impensable… J’appelle les « témoins » à s’impliquer, évoque la non-assistance à personne en danger, et en même temps me demande si je n’y vais pas trop fort, si je ne risque pas de trop les culpabiliser.

Je continue, en ayant l’impression de me débattre dans un marécage : je veux conseiller, mais je ne veux pas pointer du doigt ; je veux alerter, mais je ne veux pas inquiéter ; je veux leur dire aussi qu’on s’en remet, donner de l’espoir aux victimes, mais je ne veux pas relativiser. Je me sens comme un funambule à 1000 mètres de hauteur. Peur du faux pas, de la parole malheureuse, de la gaffe énorme et coupable. Je dois être blême. Le fond du problème ici, c’est que je ne suis pas psy. Et puis, une main supplémentaire se lève. Steeve*. « - Et quand le harcèlement, c’est dans notre famille ? »

Et le voilà, petit bonhomme de 12 ans replié sur sa chaise, qui nous raconte avec des trémolos dans la voix comment, ayant été élevé par sa mère et sa grand-mère, il s’est vu harcelé pour sa prétendue homosexualité dès la primaire. D’abord à l’école. Et puis… « Et puis mon père aussi, il me traite de pédé. Il me dit tout le temps que je suis une tapette. Il ne veut plus me parler. Ça fait un an que je lui envoie des messages pour le voir : il me répond qu’il ne parle pas aux pédales ». Je n’ai plus de mouchoirs, j’ai envie de vomir.

Je console sans consoler, je console le trop plein qui déborde ici, avec le plus de douceur possible, et en me demandant si cette foutue journée du harcèlement n’est pas finalement un acte de torture tant elle réveille de douleur et de chagrin. Comme ils sont forts, nos gamins. Comme ils sont endurants face à tout ce qu’on leur fait subir. Je m’agenouille près de Steeve pour le réconforter à mi-voix, et je me demande si ce n’est pas moi qui vais finir en serpillière.

 

On échange encore, on réfléchit à ce qu’on pourrait faire pour aider les victimes, quels actes, quels conseils, quelles présences… On en sort des éléments : les garderont-ils ? Les appliqueront-ils ? Une fois ces précieuses larmes versées, une fois le quotidien rétabli dès la prochaine heure, tous ceux qui voulaient faire des câlins aux autres et hochaient la tête en disant que « Oui, là, j’le dirai » ou « oui, là, je ferai quelque chose » ne seront-ils pas les premiers à ricaner en entendant une camarade se faire traiter de baleine, sans même penser à quel point leur attitude peut blesser cette dernière ? Les pires bourreaux ne sont-ils pas ceux qui n’ont justement pas conscience qu’ils manient leurs armes ?

Lorsque la sonnerie retentit, je me retiens de pousser un soupir de soulagement. Enfin. Enfin un peu de solitude, un peu de temps pour éloigner de moi toutes ces douleurs, toutes ces histoires qui ne m’appartiennent pas mais dont je suis aujourd’hui le réceptacle. Un réceptacle qui se doit d’être solide, rassurant, chaleureux, réconfortant. Et dont il serait facile d’oublier qu’il est aussi humain, aussi doué de sensibilité, et fait de ses propres failles et faiblesses. J’attends donc avec impatience d’avoir une petite pause dans tout ça pour prendre du recul, respirer, car depuis trente longues minutes, j’ai l’impression d’être en apnée. Ce serait sans compter les semi-silencieux. Ceux qui n’ont rien dit, mais veulent dire maintenant, juste à moi. « Madame, j’peux vous parler ? » Ils sont 5 à attendre. Les uns après les autres, comme chez le médecin, je les reçois, j’écoute, je fais des propositions pour aider, je console, je réécoute… 40 minutes de plus en apnée. 40 minutes interminables, hors du temps. Ma petite madeleine détrempée, Sophie, haute comme 2 pommes et demi, vient courageusement m’expliquer qu’elle a été victime d’une agression sexuelle quand elle était toute petite. Ses parents sont au courant, le coupable a été jugé et envoyé en prison mais… « ça faisait longtemps que je n’y avais pas pensé. C’est revenu d’un coup ». Je me mords les lèvres, terrassée à l’idée de lui avoir sans le vouloir fait ressasser tout ça. Ai-je réveillé des choses ? Ai-je perturbé un fragile équilibre retrouvé ? Je note intérieurement de contacter ses parents pour leur en parler, et de faire suivre l’info à la co-psy, qui sera dans l’établissement… Quand déjà ? Quelle(s) demi-journée(s) est-elle là ? C’est comme l’infirmière, qu’il faudra aussi que j’informe, je m’y perds…

Je sors de là assommée, avec l’impression d’être passée dans une lessiveuse. Je devrais pourtant avoir l’habitude. Toute l’année, un prof nage dans ces drames personnels, plus ou moins graves, plus ou moins traumatisants, avec des gamins plus ou moins traumatisés. Mais là, j’ai l’impression d’avoir pris un an dans la tronche en une heure. C’est l’heure de la pause dej. Je n’ai plus que 20 minutes pour manger, puisque les élèves m’ont retenue pour me parler. M’en fiche, j’ai pas faim. Estomac noué, rien ne passera. Je me traîne devant ma machine à café chérie, et je parle vaguement avec mes collègues de cette matinée difficile. On soupire, on se pince les lèvres, on est pensif. Bien sûr on va faire des rapports, bien sûr on va faire remonter les infos, bien sûr. Mais au final, on fait quoi avec tout ça maintenant ?

 

Je me sens comme Epiméthée devant sa boîte de Pandore vide. Ah oui, il fallait « libérer la parole » : bon, ben c’est fait. Et maintenant, on en fait quoi de cette parole ? On a quoi concrètement comme moyen d’action ? A part écouter, faire remonter les choses confiées si nécessaire ou conseiller aux parents en marchant sur des œufs éventuellement, peut-être, il serait bon, hypothétiquement, pour voir, ça pourrait lui faire du bien, mais bien sûr c’est vous qui décidez, je me dis qu’un psy… On fait quoi ? On fait quoi de tout ça bordel ?!

Ça sonne. Et là, donc, je suis censée rejoindre ma classe de 3ème pour leur faire cours sur l’argumentation indirecte. Bien sûr. Comme si de rien n'était. Je viens de me prendre dans la tête toute la misère du monde, mais je suis Robocop, rien ne m’atteint, La Fontaine n’a qu’à bien se tenir. Sérieusement, comment prétendre être motivée, là, à observer la construction de l’alexandrin et à réexpliquer pour la 372ème fois que non, une anaphore n’est pas un vase antique ? Je me sens complètement saturée, prête à tordre. Aujourd’hui, la serpillière, c’était moi, et je suis remplie de leurs larmes.

 

Et ensuite, quand on a épongé, comment est-ce qu’on traite la fuite ? Un professeur n’a pourtant pas vocation à être le plombier de l’âme, il n’a ni la compétence, ni la formation pour ça. Comment la co-psy ou l’infirmière pourraient-elles aller au bout de ce travail considérable en étant sur plusieurs établissements, réunissant des centaines de mômes, des centaines de cas particuliers et d’histoires personnelles, en courant entre les collèges et au milieu des dossiers urgents ? Comment ? Et si moi, petite prof, j’étais conforme à cette image tant aimée par certains de la « fonctionnaire qui ne bosse que 18 heures et qui est toujours en vacances », sur quel temps prendrais-je pour taper toutes ces histoires, pour expliquer, signaler, avertir ? Sur quel temps prendrais-je pour ces conversations téléphoniques douloureuses avec des parents souvent tout aussi démunis que moi devant la souffrance de leur enfant ? Des heures offertes, oui, mais des heures utiles est-ce vraiment le cas ? La serpillière sert, ressert, éponge tant qu’elle peut, mais on oublie qu’elle s’use elle aussi. Et pendant que la serpillière se gorge des flaques de larmes jusqu’à déborder elle-même, la fuite demeure…

                                                                                                                                                            (* Les prénoms des élèves ont bien sûr été changés)

Le saviez-vous ?

Un Numéro Vert pour lutter contre le harcèlement a été mis en place par le ministère :

le 3020

« Cette plateforme téléphonique destinée aux familles, élèves et professionnels touchés par une situation de harcèlement d'un élève, offre une écoute bienveillante et des conseils personnalisés. En cas de nécessité, les référents harcèlement dans les académies peuvent être alertés pour accompagner le règlement de la situation. »

Source : www.education.gouv.fr